- Des représentants de la LMMA lors d’un évènement de sensibilisation. Photo: MIHARI
- Les membres du MIHARI apprennent ensemble, 2017. Photo: MIHARI
- Les dirigeants de la LMMA se réunissent pour décider de leur avenir au forum MIHARI. Photo: MIHARI
L’île de Madagascar est bien connue pour sa diversité naturelle et culturelle. Madagascar abrite environ 5% de la biodiversité mondiale[1] et 80% des espèces végétales et animales du pays ne se trouvent nulle part ailleurs. Il existe 18 groupes ethniques, chacun ayant son propre dialecte. La forme traditionnelle de la communauté malgache est appelée Fokonolona, terme auquel tous les groupes ethniques s’identifient malgré leur diversité. De nombreux paysages, territoires et zones du pays sont conservés par ces communautés depuis des générations car ils sont essentiels à leur mode de vie. Souvent, ils sont le symbole même de l’histoire et de l’identité d’une communauté, le résultat d’une conscience collective qui a évolué sur de longues périodes et d’un effort partagé pour préserver l’intégrité de la nature. Les communautés et leurs territoires de vie se soutiennent mutuellement. C’est l’espace où les communautés développent continuellement leurs connaissances sur les plantes, le mode de vie des animaux et l’écosystème en général.
Un processus en cours depuis 2015[2] a permis d’identifier 14 aires du patrimoine autochtone et communautaire[3] (APAC-territoires de vie) dites emblématiques à Madagascar. Les communautés se sont auto-identifiées aux trois caractéristiques générales des APAC, à savoir : (a) des liens forts entre la communauté et son territoire ; (b) une structure de gouvernance communautaire légitime et efficace, légale ou de facto ; et (c) des contributions à la conservation et à l’utilisation durable de la nature avec des résultats positifs pour les moyens de subsistance et le bien-être de la communauté. Les APAC comme Etrobeke (dans le sud-ouest de Madagascar) présentent ces caractéristiques depuis des générations. D’autres n’ont pas toujours présenté ces caractéristiques mais les ont acquises au fil du temps ou sont en train de les acquérir grâce aux efforts des communautés. Et pour certaines d’entre elles, divers facteurs externes (par exemple, les impacts de l’évolution du cadre légal au niveau national, les projets industriels, etc.) et internes (à titre d’exemple, les conflits internes, le désintérêt des jeunes pour les valeurs et pratiques traditionnelles, etc.) ont perturbé certaines de ces caractéristiques, une situation que les communautés se sont engagées à corriger.
Ces 14 APAC emblématiques diffèrent en fonction de leur histoire respective et des modes de vie des communautés qui en sont les gardiennes. Elles englobent toutes des composantes naturelles, spirituelles et/ou socioculturelles riches et diverses. Certaines sont situées sur des zones côtières, d’autres sur des terres de pâturage, dans des forêts ou au sein d’aires protégées; et certaines sont ou aspirent à être des aires protégées communautaires. Outre les pratiques spirituelles, le lien intime entre les communautés et leurs territoires provient également de leurs activités de subsistance. Il s’agit principalement d’agriculteurs et de pêcheurs à petite échelle, mais il y a aussi des éleveurs, des fournisseurs de matières premières issues de la nature ou encore des artisans. La superficie de ces 14 APAC varie également, allant de quelques hectares à plusieurs milliers d’hectares. Par exemple, l’APAC de Salary, au sud-ouest de l’île, est une zone marine de 38 293 hectares, à la biodiversité exceptionnelle, tandis que l’ APAC de l’île de Sakatia au nord-ouest, avec son paysage côtier et maritime idyllique, couvre une superficie totale de 1 230 hectares, dont une zone de mangrove de 10,5 hectares, une forêt naturelle de 12,4 hectares, des plages de sable (7,2 hectares) et une zone de pêche traditionnelle de 110 hectares qui abrite deux espèces protégées de tortues de mer[4].
Au niveau national, Tambazotran’ny Fokonolona Miaro ny Harena Voanjanahary (TAFO MIHAAVO), le réseau national des communautés locales gérant les ressources naturelles, rassemble près de 600 communautés soutenant la gouvernance coutumière d’environ 30 000 km2 dans les 22 régions du pays[5]. Depuis 1998, plus de 200 aires marines gérées localement (LMMA)[6] ont été identifiées ou établies, couvrant environ 17 500 km2 soit 17 % des zones côtières et marines de Madagascar[7].
Bien qu’elles existent dans la pratique, il n’y a pas encore de terme conventionnel pour désigner les APAC et la diversité de leurs contextes à Madagascar. L’expression française « Aires et territoires du patrimoine autochtone et communautaire (APAC-territoires de vie) » est utilisée dans certains contextes, mais ne fait pas encore partie des cadres juridiques nationaux. Cependant, les communautés ont la possibilité de faire valoir leurs droits sur leurs territoires.
Les Fokonolona (nom malgache des communautés locales) jouent depuis longtemps un rôle important, voire vital, dans la conservation de la nature et le développement de leurs territoires. La Constitution du pays considère, à juste titre, les Fokonolona comme la base du développement et de la cohésion socioculturelle et environnementale. L’étendue de la reconnaissance des droits des Fokonolona varie cependant en fonction du cadre juridique spécifique régissant chaque élément de leur territoire (eau, forêt, terre, ressources minières, etc.).
Le Code de l’environnement de Madagascar reconnaît les ressources naturelles comme patrimoine commun de la Nation. Le pays est l’un des premiers en Afrique à avoir entériné légalement les droits et les responsabilités des Fokonolona dans ce domaine par un système décentralisé de gestion des ressources naturelles. Ces droits peuvent être établis à travers les éléments suivants :
Les expériences des aires marines gérées localement (LMMA)[10] montrent également que les zones côtières et marines gérées par les communautés locales peuvent être établies a priori par le biais d’un Dina[11] qui est une convention sociale développée et utilisée depuis des générations par les Fokonolona, notamment pour règlementer l’accès et la gestion en général des ressources d’un territoire sur une base consensuelle. Une fois élaboré par la communauté, un Dina doit être légalement reconnu par le Tribunal judiciaire territorialement compétent à condition qu’il respecte l’ordre publique et soit contrôlé par l’Etat sur sa conformité aux lois et règlements en vigueur.
D’autres mesures de conservation in situ existent mais ne sont pas encore reconnues officiellement. C’est le cas des réserves villageoises créées par des associations de communautés qui bordent des réserves de ressources naturelles ou des sites touristiques. Les communautés locales forment souvent des associations pour faciliter la gestion administrative et fiscale et elles mettent en œuvre des actions de conservation par le biais de ces associations. C’est le cas de la réserve villageoise d’Anjà, dans les hautes terres centrales de Madagascar, qui met en œuvre des mesures de protection de fait. Il y a aussi le cas de zones comme l’APAC d’Etrobeke, mentionnée ci-dessus, qui n’a pas de statut officiel mais qui a été bien conservée depuis des générations par les communautés grâce à leurs valeurs, pratiques et règles coutumières à travers des Dina non écrits.
Les Fokonolona exercent traditionnellement leur responsabilité en matière de gestion et de développement durables de leurs territoires par le biais de systèmes de règles non écrites et de facto, présentant un large éventail de spécificités locales. Cependant, certaines similitudes peuvent être identifiées. Avant tout, la gestion du patrimoine commun est collective et régulée par des valeurs sociales comme le teny ieràna ou consentement préalable qui précède toute décision ou action.
Les décisions sur les questions importantes sont débattues dans des assemblées générales inclusives, qui peuvent créer des unités de gestion des différentes ressources du territoire, chacune d’entre elles ayant l’obligation de faire un compte rendu à l’assemblée. Le règlement des litiges s’effectue souvent selon les pratiques coutumières locales, généralement avec la médiation du Raiamandreny[12] ou conseil des anciens au nom et pour le compte de la communauté, avec le témoignage de tiers. La sanction de leurs transgressions peut varier d’un Fokonolona à l’autre, mais consiste généralement en une sanction sociale (entraînant l’ostracisme du membre et la restriction de l’accès aux services) ou en une condamnation à réparer le dommage subi (paiement d’une amende à la partie lésée ou accomplissement d’un rite expiatoire).
En effet, le système coutumier et le cadre juridique étatique continuent de coexister, non sans tensions. Cette conciliation a conduit à la reconnaissance du Dina (convention collective locale) dans le système de gestion et de gouvernance des ressources et du territoire en général. Toutefois, le cadre juridique exige que les Fokonolona s’organisent en une structure juridiquement constituée pour disposer d’une « personnalité juridique » et ainsi participer à la conservation ou au développement des différents éléments de leur territoire. Il peut s’agir d’une association d’une communauté locale, d’une association de pêcheurs artisanaux, d’une coopérative de semenciers ou de toute autre forme de structure dotée de la personnalité juridique. Ceci s’applique aussi bien aux ressources terrestres qu’aux ressources côtières et marines. Plusieurs observations montrent que cette organisation par le biais d’associations n’est pas toujours légitime pour les Fokonolona, notamment lorsque la constitution de l’association n’a pas tenu compte de la structure et des règles coutumières locales existantes.
Outre les communautés, d’autres acteurs ont également des intérêts sur leurs territoires, ce qui a des implications sur l’étendue du pouvoir de la communauté dans les processus décisionnels. Souvent, les communautés sont impliquées dans des accords de cogestion pour certaines zones et partagent la gouvernance avec d’autres acteurs (par exemple, l’État ou le gouvernement local, les ONG de conservation, des acteurs privés, etc.). Hormis les APAC qui n’ont pas encore de statut officiel, les zones qui bénéficient d’une délégation de gestion par l’État (comme c’est le cas des aires protégées communautaires) semblent donner plus de latitude aux Fokonolona dans le processus de décision. Cependant, le rapport de force entre les communautés et les autres acteurs dans le cadre de la cogestion dépend souvent, d’une part, de leurs capacités de négociation, de la connaissance de leurs droits, de leur leadership et, d’autre part, de la volonté des autorités locales ou de certaines organisations locales de soutenir les intérêts de la communauté.
Les informations concernant les aires conservées par les communautés sont dispersées entre les diverses institutions et organisations publiques qui travaillent avec elles. Le réseau MIHARI, par exemple, gère une base de données sur les aires marines gérées localement qui est disponible sur son site web; toutefois, l’accès à certaines données est soumis à des règles et conditions spécifiques établies par les membres du réseau[13] qui en sont propriétaires. TAFO MIHAAVO, le réseau national de communautés locales gérant des ressources naturelles, prévoit également de mettre en place une bibliothèque numérique pour intégrer des informations sur les aires gérées par leurs membres[14], y compris les 14 APAC emblématiques mentionnées ci-dessus. L’objectif est de faciliter leur reconnaissance en montrant leurs contributions à la conservation de la nature, aux moyens de subsistance et au bien-être des communautés. C’est également un moyen pour les communautés de revitaliser et de diffuser les connaissances et la sagesse que les anciens ont acquises et développées au fil du temps, notamment auprès des jeunes générations.
Au niveau national, par le biais du ministère compétent, le gouvernement centralise et gère les informations sur toutes les aires naturelles de Madagascar, y compris celles gérées par les communautés. Ceci inclut le Système des aires protégées de Madagascar, une plateforme nationale mise en place pour intégrer les informations sur les aires protégées. Cependant, il n’existe pas encore de système harmonisé spécifiquement dédié à la documentation des APAC-territoires de vie à Madagascar.
Plusieurs Fokonolona ont déjà reçu des prix internationaux pour leur contribution à la gestion durable de la nature, dont le prestigieux prix Équateur du PNUD. L’un d’entre eux gère l’une des 14 APAC emblématiques déjà mentionnées. Globalement, la dynamique des contributions des APAC à la conservation de la nature et au bien-être des communautés à Madagascar semble être déterminée par plusieurs facteurs, dont les plus importants sont :
Il existe des défis spécifiques à certaines APAC-territoires de vie individuelles ou à des groupes d’APAC, souvent liés à leur dynamique interne. Mais il existe également des défis communs, qui découlent principalement de leurs interactions avec leur contexte externe et les systèmes plus larges qui les affectent.
Du point de vue de nombreuses communautés, il peut être difficile de gérer des cadres politiques et juridiques qui réglementent séparément et différemment leurs droits sur les différents domaines de leur vie et de leurs territoires, notamment les forêts, l’agriculture et les terres communautaires, l’eau et les connaissances traditionnelles. Ces éléments sont souvent inextricablement liés au niveau communautaire, chacun dépendant des autres. Il faut donc tenir compte de la vision du monde holistique des communautés et la respecter, mais il n’est pas facile de la communiquer de manière compréhensible aux acteurs externes. En outre, sans être suffisamment informées de leurs droits dans les cadres nationaux et internationaux, les communautés ont souvent des capacités limitées pour négocier avec d’autres acteurs ayant des intérêts différents.
La place et le rôle des communautés sur la question de savoir « qui décide et comment » sur leur territoire ne sont pas toujours clairs. Cela remet parfois en question l’acceptabilité sociale des décisions lorsqu’elles n’ont pas été suffisamment débattues de manière inclusive. À cela s’ajoute la question de la représentation des communautés. Il n’est souvent pas évident de savoir qui est autorisé à parler au nom de l’ensemble de la communauté et comment l’aborder. Par exemple, jusqu’à présent, la décision de l’État de créer des aires protégées s’accompagne généralement de réunions publiques avec les communautés locales concernées, mais il n’existe aucune prescription sur la manière d’organiser ces réunions publiques, ni aucune garantie que les opinions des communautés soient respectées dans la décision finale.
De nombreuses communautés à Madagascar dépendent encore directement des ressources de la nature pour leur subsistance. Cependant, la disponibilité et les bénéfices issus de la gestion des ressources ne sont pas toujours suffisants pour répondre à ce besoin vital, souvent en raison de pressions plus larges sur les écosystèmes et les terres qui échappent au contrôle des communautés. La vulnérabilité des conditions de vie socio-économiques des communautés limite alors parfois leur accès aux services essentiels (tels que l’éducation, l’alimentation et la santé), ce qui peut à son tour avoir un impact négatif sur leur motivation et leur dynamique dans la gestion de leur territoire.
Le cadre juridique ne prend pas encore en compte les manières dont les terres des communautés sont sécurisées sur une base coutumière. Bien qu’il existe une loi reconnaissant l’enregistrement collectif des terres (voir la Loi n° 2006-031 sur la propriété privée non titularisée), celle-ci ne s’applique pas aux terres à statut spécifique dans lesquelles se trouvent certaines APAC telles que les aires protégées, les zones forestières, les terres sous transfert de gestion des ressources naturelles, etc. Cependant, un processus législatif en cours et initié par l’État concerne la protection des fonciers communautaires et autres fonciers à statut spécifique d’une manière qui pourrait être abordable et accessible pour les communautés.
Reconnaître et soutenir les Fokonolona, leurs pratiques, leurs innovations et leurs savoirs a des implications importantes pour la conservation et l’utilisation durable de la nature et pour le bien-être humain à Madagascar. Renforcer la responsabilité collective et repenser notre relation et notre interaction avec la nature passe avant tout par un acte de volonté politique. Ceci est particulièrement pertinent dans la situation actuelle, où rendre l’économie « plus verte » et plus humaine est devenu critique, notamment en ce qui concerne l’extraction et l’exploitation des ressources naturelles. Les actions suivantes en faveur des APAC-territoires de vie, entre autres, apparaissent comme une priorité dans ce contexte :
[1] Stratégie et plans d’action nationaux sur la Biodiversité à Madagascar 2015-2025
[2] Il s’agit d’une démarche initiée en 2015 par l’ONG RAVINTSARA avec l’appui du Programme de petites subventions du FEM du PNUD à Madagascar dans le cadre de l’initiative mondiale de soutien aux APAC.
[3] Les formulations et l’abréviation de ce terme ont changé depuis plusieurs années et sont légèrement différentes selon les contextes. Au niveau international, la formulation actuelle utilisée par le Consortium APAC est « territoires et aires conservés par les Peuples Autochtones et les communautés locales », abrégée en « APAC-territoires de vie ».
[4] Statistiques de l’ONG RAVINTSARA, 2020
[5] UNDP GEF SGP, 2019. « TAFO MIHAAVO : Un mouvement social national d’appui à la gouvernance coutumière des ressources naturelles à Madagascar ».
[6] Une aire marine gérée localement (LMMA) est une zone d’eaux littorales et ses ressources côtières et marines associées qui est largement ou entièrement gérée au niveau local par les communautés côtières, parfois avec des partenaires, qui résident ou sont basés dans les environs immédiats. Les LMMA se caractérisent par la propriété, l’utilisation et/ou le contrôle locaux et, dans certaines régions, par des pratiques traditionnelles de tenure et de gestion. Les LMMA peuvent varier considérablement dans leur objectif et leur conception, mais deux aspects restent constants : (a) une aire bien définie ou désignée ; et (b) une participation substantielle des communautés et/ou des gouvernements locaux impliqués dans la prise de décision et la mise en œuvre. Pour plus d’informations, voir : https://lmmanetwork.org/what-we-do/why-use-an-lmma/. Les LMMA ne partagent pas nécessairement les trois caractéristiques générales des APAC-territoires de vie, mais il y a souvent des chevauchements et des synergies significatives. Les LMMA ne sont pas encore légalement reconnues comme telles à Madagascar.
[7]Réseau MIHARI, 2020. Base de données publique des LMMA : https://mihari-network.org/fr/base-de-donnees/public-dashboard/ (dernier accès le 11 avril 2021).
[8] Ce système est établi par la Loi n° 96-025 du 30 septembre 1996 relative à la gestion locale des ressources naturelles renouvelables, communément appelée Loi GELOSE. Pour les ressources côtières et marines plus spécifiquement, est également pertinent le transfert de gestion des ressources halieutiques établi par le Décret n° 2016-1352 du 08 novembre 2016 et l’Arrêté interministériel n° 29211-2017.
[9] Loi 2015-005 relative à la refonte du Code des aires protégées.
[10] Voir la note de bas de page 4.
[11] Le Dina est légalement établi par la Loi n° 2001-004 du 25 octobre 2001.
[12] Raiamandreny peut être traduit littéralement par « père et mère » ou, plus généralement, « parents ». Dans son sens le plus large, il inclut les anciens et les autorités du village, qui sont les parents de la communauté.
[13] Plus de 200 LMMA ont été mises en place depuis 1998 à Madagascar, et elles sont soutenues par 25 ONG partenaires (MIHARI, 2021).
[14] TAFO MIHAAVO regroupe environ 600 associations et fédérations de communautés locales réparties dans les 22 régions de l’île (TAFO MIHAAVO, 2021).